jeudi 28 février 2013

Jean de la Loë aide financièrement Charles VII et Jeanne d'Arc


Jean de la Loë est un homme retrouvé dans mon ascendance berrichonne côté Jaupitre. Il s'agit de mon ancêtre à la 19ème génération (ça commence à faire).

(source : Arbre familial, via Geneanet)
La chance que j'ai, c'est que Jean de la Loë a joué un petit rôle dans l'Histoire de France qui l'a fait connaître des historiens locaux et qui me permet d'avoir de nombreux et riches renseignements à son sujet.

Tout d'abord, voici ce qu'en dit un cousin, Jean de Bastard, comte d'Estang, dans sa Généalogie de la famille de Bastard dont nous descendons également et qui avait déjà fait alliance avec la famille de la Loë.

(source : Généalogie de la famille de Bastard par Jean de Bastard, via Google Books).
Cette famille fait donc partie des nombreuses autres ayant émigré de Flandre ou de Bretagne vers le Berry à une époque où les foires de Bourges comptaient parmi les plus importantes du royaume. Ayant trois fleurs de lys de gueules sur ses armes, je me doutais qu'il s'agissait d'une concession royale. Pour les trois alouettes qui les entourent, il s'agit bien sûr d'armes parlantes (sorte de rébus, ou jeu de mots, dans les armoiries) : la loë = l'alouette.

(source : Histoire du Berry par Jean Chaumeau)
Jean Chaumeau, dans son Histoire du Berry, nous donne une très élégante représentation des armes de Pierre de la Loë (frère de Jean), échevin de Bourges et valet de chambre du Roi.

C'est dans un livre intitulé L'Ancien Coutumier du pays de Berry (XIVe et XVe siècles) écrit par Émile Chénon, que j'ai trouvé de nombreux renseignements sur mon ancêtre Jean de la Loë, qui semble avoir été le dernier à rédiger le Coutumier de Berry (texte régissant le droit selon la coutume). Voici ce qu'il nous en dit :
"Ce Jehan de la Loë n'est pas un inconnu. C'était un "notable bourgeois" de Bourges, qui portait d'azur à une fasce d'argent, chargée de trois fleurs de lys de gueules, et 3 alouettes d'or, 2 et 1 (changées plus tard en merlettes)."
Armes de la famille de la Loë (source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)
 "En 1429, Jehan de la Loë eut l'occasion de rendre à Charles VII un signalé service. Jeanne d'Arc était alors occupée, "avec haut et puissant seigneur Monsieur d'Albret, comte de Dreux et de Gaure, lieutenant du roy en son pays de Berry sur le fait de la guerre", au siège de la Charité-sur-Loire, où commandait un rebelle opiniâtre, Perrinet Grasset (ou Gressart)."
Portrait de Charles VII par Jean Fouquet (source : domaine public, via Wikimedia Commons)
 "Pour "entretenir leurs gens estans en iceluy", Jeanne d'Arc et le sire d'Albret avaient grand besoin d'argent. Il leur fallait 1.300 écus d'or, "ou autrement eux et leurs dites gens devroient partir de devant ladite ville et lever ledit siege". Pour trouver cette somme, le roi fit mettre aux enchères la ferme pour un an du treizième du vin vendu en détail à Bourges, avec cette clause que le dernier enchérisseur paierait d'avance les 1.300 écus d'or. Ce fut Jehan de la Loë qui se porta adjudicataire pour la somme de 2.000 livres tournois, et qui paya les 1.300 écus, lesquels ne furent envoyés à Jeanne d'Arc que le 11 janvier 1430 ! Elle avait dû dans l'intervalle lever le siège." [...] "Quelques années plus tard, Jehan de la Loë, "quoique non gradué en droit", dit La Thaumassière, fut pourvu de la charge de lieutenant général du bailli de Berry. Cette nomination eut lieu très probablement en 1434."
En quoi consistait exactement cette tâche de lieutenant-général du bailli de Berry ? Voyons en quoi Wikipedia peut nous aider. A l'article bailli, je trouve ceci :
"Le bailli était, dans l'Ancien Régime français, le représentant de l'autorité du roi ou du prince dans le bailliage et chargé de faire appliquer la justice et de contrôler l'administration en son nom. [...] Vers le XVIe siècle, le rôle du "bailli" était devenu simplement honorifique, le Lieutenant général du bailliage et d'autres officier se répartissant son pouvoir."
Quant à la définition de lieutenant-général, voici ce que je trouve toujours dans Wikipedia :
"Le lieutenant-général de bailliage ou de sénéchaussée était le nom donné au juge-mage, chargé de suppléer au bailli ou au sénéchal dans les questions juridiques." 
Partons donc maintenant dans l'article sur les juges-mages de Wikipedia pour savoir en quoi consistait exactement cette fonction, première que semble avoir exercé Jean de la Loë :
"Le juge-mage, parfois écrit juge-maje, du latin judex major ("grand juge") est une ancienne fonction juridique variant selon les lieux et les époques. [...] Dans les circonscriptions de la France de l'Ancien Régime des sénéchaussées (de la fin du XVIe siècle à la Révolution) le juge-mage, également appelé lieutenant général, venait dans la hiérarchie immédiatement après le sénéchal. Il ne faut pas confondre la charge de lieutenant général avec le grade militaire de lieutenant-général en usage dans diverses armées, ou des charges sensiblement différentes portant ce titre. La charge était achetée. Le sénéchal lui déléguait ses pouvoirs de justice pour se consacrer à l'administration et au domaine militaire."
 On peut imaginer que Jean ait été nommé à sa charge par Charles VII suite à l'achat de cette ferme ; achat qui l'aida dans sa lutte pour reconquérir le trône, ainsi que peut-être à l'instigation de son frère, Pierre de la Loë, qui était valet de chambre de ce même Charles VII. Ou encore que les revenus tirés de cette ferme royale achetée pour un an l'aidèrent à acheter sa charge. Lieutenant-général équivaut dont  à une sorte de juge, et on voit que cette branche d'hommes de lois de ma famille a donc des origines lointaines dans ce corps de métier.

Émile Chénon continue en nous disant qu'il est sûr que Jean de la Loë a rédigé lui-même et annoté une partie du coutumier de Berry car, fait rare, il parle de lui à la première personne dans des affaires qu'il a jugé. Il aurait donc été lieutenant-général du bailli de 1434 à 1442.

"A cette époque, "à cause de son extrême vieillesse, caducité et maladies qui l'empêchoient de vaquer au fait de sa charge, et de faire les chevauchées, esquelles les lieutenans generaux étoient lors tenus", il en fut déchargé par le bailli de Berry, Poton de Xaintrailles, qui lui donna pour successeur Me David Chambellan, dont l'élection fut approuvée par Charles VII le 26 septembre 1443."
Pour nous donner une idée des vêtements de l'époque, voici une enluminure des Vigiles du roi Charles VII représentant à gauche Étienne de Vignolles, dit La Hire, capitaine du temps de Jeanne d'Arc et à droite Poton de Xaintrailles, bailli de Berry.

(source : domaine public, via Wikimedia Commons)
Après avoir été démis de sa charge, il fut nommé en lieu de retraite Maître des requêtes ordinaires de l'Hôtel du Roi. Voyons à nouveau Wikipedia pour comprendre ces fonctions médiévales :
"Les maîtres des requêtes ordinaires de l'hôtel du Roi étaient, depuis le Moyen Âge, des officiers propriétaires d'une charge extrêmement prestigieuse [...] Pour pouvoir devenir maître des requêtes, il fallait avoir exercé pendant six ans dans une cour supérieure (Parlement, Chambre des comptes) ; les enfants de magistrats de ces cours bénéficiaient d'une durée réduite de trois ans seulement. A l'origine, les maîtres des requêtes tenaient le tribunal des Requêtes de l'Hôtel." 
Voyons de quoi retourne ce tribunal :
"Le tribunal des Requêtes de l'Hôtel était, dans la France de l'Ancien Régime, un tribunal royal tenu à partir de la fin du XIVe siècle de façon permanente dans l'enclos du Palais à Paris par des conseillers du roi, appelés par la suite maîtres des requêtes, qui avaient compétence spour juger certaines causes privilégiées. Les Requêtes de l'Hôtel connaissaient en particulier des causes des personnes ayant droit de committimus, c'est-à-dire le droit d'être jugé, au civil et en première instance exclusivement à toute autre cour souveraine, devant les Requêtes de l'Hôtel de Paris ou devant les Requêtes du Palais au Parlement de Paris. Ce droit s'appliquait à certains particuliers comme les princes du sang, les ducs et pairs, etc., et aux membres de certaines communautés parmi lesquels les officier et domestiques de la Maison du roi, les magistrats des cours souveraines, les Trésoriers de France, etc." 
N'étant pas familier de la justice royale au XVe siècle, je pense que ces définitions s'imposaient pour comprendre un peu quel était le métier de Jean de la Loë. Il semble avoir exercé tout au long de sa vie un métier équivalent à celui de juge et de juriste. La cour étant en exil dans le Berry auprès de Charles VII, il est fort probable que le tribunal des Requêtes de l'Hôtel ait suivi Charles VII. C'est la raison pour laquelle un berrichon se retrouve avoir occupé cette charge souvent occupée par des familles parisiennes.

On se rappelle un peu plus haut que Jean de la Loë, à une époque précédant sa nomination au poste de lieutenant-général du bailli, avait acheté au roi des vignes pour soutenir l'effort de guerre de Jeanne d'Arc. (Y a-t-il un lien avec sa nomination ? Est-ce une récompense pour avoir aidé le roi ?)

Gaspard Thaumas de la Thaumassière nous donne dans son Histoire de Berry de très nombreux renseignements sur les familles d'échevins et de maires de Bourges, et notamment le procès verbal de Guillaume de Bastard, futur beau-père de notre Jean de la Loë (et donc un autre de nos ancêtres), à l'époque lieutenant-général du bailly de Berry, ainsi que docteur en droit canon et civil, capitaine de 58 hommes d'armes et de 42 hommes de traits, conseiller du Roi, maître des requêtes de l'Hôtel du Roi, commissaire royal sur le fait des aides en Berry et, pour ce qui est de ses titres, Chevalier, Seigneur de Terland, des cens de Machereau, de Boismort, de Saint-Germain-des-Bois en partie et de Maultrot et Vicomte de Fussy. C'est toujours émouvant de retrouver des documents écrits de la main de nos ancêtres et confirmant les informations trouvées dans divers nobiliaires et généalogies. En voici le texte :

(source : Histoire du Berry, par Gaspard Thaumas de la Thaumassière, via Google Books)
"A Tous ceux qui ces presentes Lettres verront. Guillaume Bâtard licentié en Droit Canon & Civil, Lieutenant General de Monsieur le Bailly de Berry, Salut. Sçavoir faisons qu'aujourd'huy Nous seans en Jugement, illec assistans plusieurs des plus notables Bourgeois & Gens de Conseil de ladite Ville, est venu pardevant Nous Pierre de Beaumont Procureur desdits Bourgeois & Habitans de ladite Ville de Bourges : Disant que promptement & sans délay falloit envoyer par iceux Bourgeois & Habitans de la Ville de Bourges à Haut & puissant Seigneur Monsieur d'Albret Comte de Dreux & Gaure, Lieutenant du Roy en son Pays de Berry sur le fait de la Guerre, & Jeanne la Pucelle étant au Siege devant la Ville de la Charité sur Loire, par l'Ordonnance & Commandement du Roy nôtre dit Sire, la somme de treize cens Ecus d'or courans à present, pour entretenir leurs gens, ou autrement commande eux & leursdites gens de partir de devant ladite Ville & lever ledit Siege, qui seroit plus grand dommage pour ladite Ville & tout le Pays de Berry si ledit Siege étoit levé, pour defaut de payement de ladite somme, & qu'on ne trouverois aucuns Bourgeois particuliers de ladite Ville qui préteroient icelle somme, & mettroient à prix ou enchere la Ferme du Treiziême du Vin vendu en détail en ladite Ville de Bourges pour un an, commencé le onziême de present mois de Novembre, pourvû tout voye que en faisant le Bail de ladite Ferme seroit dit, & aussi tenu que quiconque mettroit sur ladite Ferme, & elle luy demeurât à l'enchere comme au plus offrant, & icelle tierceroit & doubleroit sur le premier prix, bailleroit avant toute oeuvre, & restituroit ladite somme de treize cens Ecus à celuy ou ceux qui l'auroient prêtée reaument ; & de fait, avant qu'il joüisse de ladite Ferme, ou cas que ladite somme de treize cens Ecus auroit été baillée pour le fait dessus dit, par celuy ou ceux qui de present tenoient ou tiendront ladite Ferme,ou esquels ladite Ferme demeureroit à l'enchere ; & aussi afin que ladite Ferme fut de plus grande valeur, & plus promptement icelle somme de treize cens Ecus être trouvée, que voulussions donner Congé, Licence ez quatre Commis & Elus au Gouvernement de ladite Ville pour cette presente année, de mettre ou faire mettre sur ladite Ferme, si bon leur sembloit, ou être Compege d'icelle, afin que pour le tems à venir on ne les en pût traiter à autre, ny aucune chose decider ou donner charge pour le tems à venir, en Nous requerans que ladite Ferme fassions crier à l'enchere sous les conditions devant dites ; & aussi donner la licence & congé devant dites ausdits Elus & Commis au Gouvernement de ladite Ville, pour plutôt avoir & finer ladite somme de treize cens Ecus que promptement leur falloit bailler pour obvier à ce que dit est ; & pour plus seurement proceder, se pouvons faire les choses dessusdites, aprez lesdites Requêtes à Nous ainsi faites, avons demandé l'opinion desdits Bourgeois & Gens de Conseil aussi assistans comme dessus est dit, l'un aprez l'autre, se pouvons faire les choses desssusdites ; & s'il est d'accord en tant comme il lair touchoit des choses dessusdites ; Lesquieux Nous ont répondus que licet & faire le pouvions pour obvier à plus grand dommage & inconvenient & y donnoient leur consentement. Pourquoy Nous oy la Requête, Opinions, Consens dessusdits ;  Nous ausdits quatre Commis & Elus audit Gouvernement de cette Ville, avons donné Congé, Licence & autorité de par le Roy, de mettre ou faire mettre sur ladite Ferme & d'icelle être Compeige, pour telle part & portion que bon leur semblera, si en tant que faite, le pouvons & devons de raison, sans ce que pour le tems à venir, à cause de ce on leur en puisse aucune chose demander, ne donner charge aucune, & incontenant avons fait crier à l'enchere ladite Ferme, sous condition que celuy ou ceux à qui demerroit ladite Ferme à l'enchere, ou particulierement ou doublement ; promptement & sans delay & avant qu'il joüissent d'icelle Ferme, bailleroint reaument & de fait lesdits treize cens Ecus d'or, pour envoyer esdits Monsieur d'Albret & la Pucelle audit Siege, pour entretenir leurs Gens étans en iceluy. Laquelle Ferme aprez plusieurs Cris est demeurée à l'Enchere, comme au plus Offrant & dernier Encherisseur en notredite presence à JEHAN DE LA LOE Bourgeois de Bourges, au prix & somme de deux mil livres tournois Lequel Jehan a promis bailler & fournir incontenant lesdits treize cens Ecus pour ce que promis & convenu luy a été par lesdits Commis & Elus au Gouvernement de ladite Ville, Bourgeois & gens de Conseil aussi assistans pardevant Nous, que nul ne seroit reçu à tiercer & doubler ladite Ferme que prealablement il paye, rende & restituë audit Jean de la Loë lesdits treize cens Ecus, & ce à tous qu'il appartiendra. Certifions par ces presentes Lettres, comme de fait ez jours tenus à Bourges par Nous Lieutenant susdit, & donné sous le Scel des Causes dudit Bailliage le 24. jour de Novembre l'an 1429. CHASTEAUFORT."
 Plusieurs questions restent en suspens. Lorsque Jean de la Loë achète la ferme, Guillaume Bastard est-il déjà son beau-père ? Tout ce qu'on sait, c'est que sa fille épouse en deuxième noce Etienne Vallée, procureur du Roi à Bourges en 1455. Elle avait épousé en premières noces mon ancêtre Pierre Godard marchand associé de Jacques Coeur. Si Jean est déjà l'époux de la fille de Guillaume Bastard, y a-t-il eu favoritisme pour l'acquisition de la ferme royale ?

Voici en tout cas la belle ascension sociale d'un bourgeois, fils d'un breton arrivé à Bourges, qui épousa la fille d'un vicomte et s'associa aux hautes fonctions judiciaires de la province de Berry au XVe siècle. Ce qui est amusant dans toute cette histoire, c'est qu'en 1429, on appelait déjà Jeanne d'Arc : la pucelle !

lundi 25 février 2013

Jeanne de La Font, femme de lettres du Berry


En cherchant la généalogie de mes ancêtres Jaupitre, je suis tombée sur la fille d'un premier mariage de Françoise Godard : Jeanne de La Font. Cette Jeanne passe pour avoir été l'une des grandes poétesses de son temps et l'épouse de Jacques Thiboust, secrétaire de la duchesse de Berry. Jeanne et Jacques formèrent un couple de poètes à Bourges dont ils constituèrent le centre de la vie culturelle. Elle fut élevée par sa mère Françoise Godard et son beau-père, Etienne Jaupitre, tous deux mes ancêtres. L'article va certes être un peu long, mais il est rare d'avoir autant de renseignements sur des ancêtres de cette époque.

Voici un texte extrait des Mémoires de la Commission historique du Cher rédigé par la Société historique, littéraire, artistique et scientifique du département du Cher que je vais restituer en partie, agrémenté de quelques illustrations, pour vous conter l'histoire de cette lointaine tante, première piste pour donner une origine aux talents artistiques de la famille. Il raconte l'histoire de Jeanne de La Font et rassemble de nombreux détails passionnants sur la famille de sa mère, Françoise Godard, dont je descends :

"C'est à l'aurore de ce mouvement de la renaissance que nous trouvons Jacques Thiboust installé à Bourges dans la situation d'un homme dont une belle position près de la cour, un emploi financier fort convenable, des relations étendues, un goût prononcé pour les lettres, et par-dessus tout une belle fortune devait faire un personnage d'une certaine importance. Colletet, pour faire apprécier ce point qu'il envisage de même, s'exprime ainsi : "Il exerça une charge d'élu qui en ce temps-là n'étoit pas comme aujourd'hui des moins lucratives, ni des moins considérables des offices de finance. Il fut encore notaire et secrétaire du Roi en une saison où il n'y en avoit pas un si grand nombre."

Cette charge de secrétaire et notaire du roi devait avoir une importance différente suivant que celui qui en était revêtu suivait la cour ou habitait la province. Dans ce dernier cas elle était en partie honorifique. Pour ceux résidant près du grand chancelier, dont ils étaient comme les greffiers, leur emploi consistait à faire les expéditions de la chancellerie ; c'est-à-dire à rédiger et expédier les édits, ordonnances, chartes royales, sentences et arrêtes du conseil et des cours souveraines. [...]

En cette qualité Thiboust faisait partie de la maison du roi, lorsque celui-ci, selon toute apparence, le céda à sa soeur, qui le choisit pour son secrétaire et valet de chambre ordinaire. Je croirais volontiers que cette événement fut contemporain de la donation par François Ier à Marguerite du duché de Berry (1517).

(source : Portrait de Marguerite d'Angoulême (1492-1549) par Jean Clouet, domaine public, via Wikimedia Commons)
Il est probable qu'elle chercha à cette époque à s'entourer de Berrichons. Une fois attaché à la maison de la Duchesse, Thiboust, si déjà il n'était entré en relation avec eux, dut y connaître les hommes de lettres qui lui formaient une cour poétiquement adulatrice, et entre autres Marot, l'amoureux serviteur de cette adorable maîtresse, et qui était de deux ou trois ans plus jeune que Thiboust. [...]
Marguerite de Navarre ne séjourna guère jamais dans son duché de Berry. Thiboust, qui l'y avait probablement accompagnée quand elle en prit possession, y acquit alors cette charge d'élu qui le retint définitivement dans son pays natal.

[...] Quatre conseillers dans chaque élection, à l'époque où vécut Thiboust, composaient le tribunal avec le président, son lieutenant et l'avocat du roi. Thiboust était un des quatre de l'élection de Bourges. L'office présentant d'assez grands avantages pécuniaires, il n'y a pas lieu à s'étonner de le voir riche. C'était là du reste le côté positif de l'affaire : quant à ce qui regarde les dignités il trouvait satisfaction dans sa qualité de secrétaire du roi, dont le plus beau privilège était de conférer au titulaire le droit de noblesse, et par là même, de mettre celui qui en était revêtu sur le meilleur pied dans le pays. Aussi voit-on toujours Thiboust traité de monseigneur.

Noble par sa charge, si même il ne l'était avant, Thiboust avait son blason que nous allons décrire. Ses armes, au dire de La Thaumassière, étaient d'argent à la face de sable, chargée de trois glands attachés à leurs coupettes et branchettes d'or, accompagné de trois feuilles de chêne de sinople, deux en chef, une en pointe. [...]

Armes de la famille Thiboust (source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)
Jusqu'à son établissement dans la province Thiboust ne paraît pas avoir songé au mariage. Les distractions du monde dans lequel il vivait l'en empêchaient sans doute. Une fois retiré à Bourges ses idées changèrent à cet égard, il songea à se marier, et, jeune encore, comme il était, il ne lui fut pas difficile de trouver ce qu'il désirait.  D'ailleurs bien posé, pourvu d'un écusson et d'une fortune solide, il réunissait tout ce qui peut procurer un bon parti. A cet égard, il fut, si l'on ajoute foi aux témoignages contemporains, partagé aussi bien qu'il pouvait le prétendre. S'il faut en croire Robinet des Grangiers, la duchesse de Berri l'eût bien servi dans son mariage. Cette princesse, dit-il, "la plus savante de son temps, l'appela à son service, et le fit son premier valet de chambre ; dans cette position il eut toute sa confiance, et elle lui procura l'épouse la plus digne et la plus méritante." Je ne sais ce qu'il faut croire de cette intervention matrimoniale de la duchesse Marguerite en faveur de son valet de chambre ordinaire : quoi qu'il en soit, ce que nous savons de plus certain sur ce point, c'est Catherinot qui nous l'apprendra, ou qui nous mettra sur la voie d'en savoir d'avantage. Il nous raconte que Jacques avait épousé anté aras, le 16 janvier 1520, vieux style (1521), Jeanne de La Font, fille unique de Jean de La Font, sr. de Vesnez sous Lugny, et de Françoise Godard [ndlr : mon ancêtre]. Le contrat de mariage avait été passé le 22 novembre précédent par Me Dumoulin, notaire royal à Bourges. Du reste, Catherinot, non plus que La Thaumassière, en dehors du titre que nous venons de rapporter, n'indiquent rien sur la position de ce La Font. Cependant le dernier nous apprend qu'il avait des armes qu'il décrit ainsi : d'azur au chevron d'or, accompagné de deux étoiles de six pointes, au chef d'or chargé d'un lion léopard de sable.

Armes de la famille de La Font (source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)
Ceci paraît indiquer que La Font a rempli des fonctions de prudhomme ou d'échevin dans une de ces années où la composition du corps de ville est restée inconnue. Il mourut, ajoute Catherinot, le 5 juillet 1505, et fut enterré dans l'église Saint-Médard. [...] Enfin une pièce jusqu'à présent inédite vient achever de nous renseigner sur la situation de Jean de La Font. C'est la copie de son contrat de mariage dressé le 2 mai 1502 par-devant Me Jean Poitevin, notaire à Bourges. Il y est dit que le futur époux de Françoise Godard, dont le père Pierre Godard [ndlr : mon ancêtre] était un marchand de Bourges, exerçait lui-même marchandise en cette ville. Il n'est pas fait mention expresse du genre de commerce qu'il professait, ni de sa demeure ; mais on y voir que ledit Godard demeurait rue de Mont-Chevry, aujourd'hui Saint-Sulpice, derrière l'hôtel de Cuchermois, cet hôtel si beau, qu'au dire de Catherinot on nommait alors le petit Louvre, et dont il ne reste plus aujourd'hui une seule pierre, tandis qu'on sait que Jean de La Font logeait près de là sur la paroisse Saint-Médard. (La maison Godard pourrait bien être ce joli spécimen d'architecture en bois de la renaissance qu'on nomme aujourd'hui la maison de la Reine-Blanche. Cependant, je dois dire qu'un écusson récemment découvert sur la cheminée d'une de ses chambres offre des armes qui ne sont pas celles des Godard.)

Maison de la Reine-Blanche (source : Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, diffusion RMN)
D'autre part les témoins au contrat sont, l'un un drapier, l'autre un presseur de draps ; d'où on peut conclure que le beau-père comme le gendre étaient drapiers et qu'ils logeaient dans le voisinage l'un de l'autre, au quartier de la draperie. [...] Il ne faut pas oublier qu'à l'époque où nous sommes le corps de la draperie tenait le haut bout dans notre pays. Il avait pour lui la richesse, et les dignités bourgeoises lui étaient dévolues. La famille à laquelle Jean de La Font venait de s'allier a fourni à notre ville plus d'un échevin. Un frère de sa femme, François Godard, seigneur de la Grêlerie, fut maire de Bourges en 1557-58. Ces Godard paraissent reconnaître pour auteur un clerc d'office ou secrétaire du duc Jean de ce nom qui aurait commencé la maison.

Armes de la famille Godard (source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)
Lors de son mariage Jean de La Font n'était pas encore possesseur de la terre de Lugny, car il est dit dans son contrat que ses biens sont meubles "ou à bien peu près," comme il convient chez un négociant : et faculté lui est accordée de convertir lesdits biens meubles en héritages jusqu'à concurrence de 6,000 livres tournois. Lorsque à peu de distance de cette époque il fit l'acquisition du domaine de Vesnez, ce ne fut guère probablement que dans l'intention d'avoir un fief dont il pût accoler le nom à son nom patronymique, et non pour faire un placement de fonds avantageux, le revenu net de cette propriété étant à peine de trente livres par an, ainsi que je l'apprends, d'une liève du duché de Berry, conservée aux archives du Cher, dans le fonds du Bureau des finances (c. 419), et où se lit cet article : "Jehan de La Font, bourgeois et marchant demourant à Bourges, tient en fief du conte de Sancerre et en arrière-fief du Roy sa mestairie de Vesnez, assiz en la paroisse de Lugny, qui consiste en maison, grange, pasturaulx, landes, gasts, usaiges." Il y a apparence que la plus grande part de sa fortune vint du côté de sa femme.

Cette union du reste fut de courte durée ; Jean n'avait encore eu qu'une fille, alors à peine âgée de deux ans, lorsqu'il mourut le 2 juillet 1505 et fut enterré dans l'église Saint-Médard, sa paroisse.
Après sa mort, sa veuve, Françoise Godard, épousa en secondes noces Etienne Jaupitre [ndlr : mon ancêtre], autre marchand drapier établi sur la paroisse de Saint-Pierre-le-Marché qui fut échevin en 1519-20. [...] (Cet Étienne Jaupitre demeurant rue des Auvents, dans une maison joûtant les places du Poids-le-Roi, autrement les places de La Berthomière, et vis-à-vis l'hôtel Cuchermois. Il se trouva, par son union, beau-père de Thiboust, avec lequel il paraît avoir vécu en parfaite concorde. On lit, au f° 75 (verso) du Registre noir, la transcription d'un contrat dont le titre est ainsi formulé : "Copie de la recongnoissance que demandent ceulx d'Orléans leur être faicte par mon père, Sr. Étienne Jaupitre et moy pour la rente de lad. vigne. Signé : Thiboust." Et à la p. 126, dans un acte de donation en faveur du même Thiboust par le même Jaupitre, du 2 octobre 1527, se rencontre cette phrase : "Pour l'amour & dillection qu'il (Jaupitre) a et se dit avoir de noble homme Me Jacques Thiboust ... et dame Jehanne de Lafont sa femme, fille de feu dame Francoyse Godard, jadis femme dud. Jaupitre." Ces derniers mots font voir qu'à l'époque de son mariage la femme de Thiboust était orpheline.)

Armes de la famille Jaupitre (source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)
La jeune fille que venait d'épouser Thiboust en 1521 réunissait à tous les agréments du corps toutes les grâces de l'esprit. Aussi, en racontant qu'une dizaine d'années plus tard elle mourut, laissant son mari inconsolable de sa perte, celui de qui nous tenons ces détails a-t-il pu dire sans exagération : "Le décès de cette Jeanne de La Font fut déploré en prose et en vers, en grec, en latin et en françois, et entr'autres par le fameux poète de son siècle, Jean Second, natif de La Haye en Hollande."

Cette dernière indication m'avait mis sur la voie d'une découverte que j'ai été heureux de voir confirmée plus tard par le témoignage de Robinet des Grangiers, lequel parait avoir été bien renseigné dans le peu qu'il dit de nos deux époux. Comment, nous disions-nous, se fait-il qu'une femme qui a été chantée par tous les poètes de son entourage comme une merveille nous soit à peine aujourd'hui connue de nom ? Sans doute ceux qui se sont efforcés à déplorer sa mort dans toutes les langues étaient des poètes de la localité, et il n'y a pas lieu de s'étonner que la plupart de ces poésies funéraires soient perdues, n'ayant jamais été imprimées selon toute apparence. Mais parmi ceux qui les composèrent Catherinot en cite un dont la célébrité a valu à ses oeuvres d'assez nombreuses réimpressions. Nous voulons parler de Jean Everard, dit Jean Second, le voluptueux auteur des Baisers, qui étudiait, comme on sait, à Bourges vers 1530.

(source : Janus Secundus, Dutch Neo-Latin poet, domaine public, via Wikimedia Commons)
La sienne au moins doit se lire encore. En feuilletant ses oeuvres nous avons en effet retrouvé l'épitaphe par lui adressé à cette femme charmante qu'il avait pu connaître, et qui paraît avoir fait sur lui une assez vive impression. [...]

Johannae Fontanae Epitaphium [...]
"Etranger, c'est ici le tombeau où repose Jeanne de La Font. Vénus, Junon et les Grâces la pleurent de concert. Junon pleure son exquise distinction, Vénus sa beauté, les Grâces sa grâce évanouie. Elle fut noble et riche de naissance et son coeur généreux réunit toutes les vertus. Elle tirait son nom illustre de la fontaine qui jaillit en eau limpide sous le pied de Pégase. Son âme était plus pure que le cristal. Tous les trésors de la poésie française lui furent connus. Elle savait faire résonner sous ses doigts l'instrument mélodieux ; et charmais par la suavité de sa voix : ainsi change d'un gosier harmonieux le cygne à ses derniers instants. Elle n'ignorait ni les jeux ni la danse. Elle savait charmer par ses discours, elle savait encore mieux garder sa foi. Par ses moeurs elle fut digne de son époux dont la plume habile écrivit fréquemment les chartes royales. Mariée à lui dans la fleur de sa jeunesse, elle lui renouvela cinq fois le gage de son amour conjugal. Elle partagea constamment sa fortune ; et peut-être eût-elle désiré mêler aujourd'hui ses pleurs aux siens, afin qu'ainsi partagée son inconsolable douleur lui fût moins rude. O vous, mortels, qu'elle n'offensa jamais, donnez des roses à celle qui fut elle-même une rose !"

Remarquons, avant toute chose, la traduction latine en Fontanae du nom de De La Font, suivant l'absurde habitude du temps, qui rend parfois l'erreur inévitable lorsqu'on traduit ensemble ces noms en français sans les connaître. D'habiles gens y ont été souvent trompés, et nous en trouvons ici un exemple des plus remarquables. En effet Jeanne de La Font n'a pas été aussi inconnue dans l'histoire littéraire de notre pays qu'on pourrait le croire, seulement jusqu'ici elle n'a pas porté chez ceux qui les premiers ont parlé d'elle son véritable nom. Ouvrons la Bibliothèque françoise de Lacroix du Maine au mot Jeanne de La Fontaine, nous y lirons :

"Jeanne de La Fontaine, native du pays de Berry, Dame très illustre et fort recommandée (pour son savoir) de plusieurs hommes doctes. Elle a écrit en vers françois l'histoire des faits de Thésée et autres poésies non imprimées. Jean Second, poète très excellent, natif de Hage en Flandres, appelé en latin Johannes Secundus Hagiensis, fait très honorable mention d'elle en ses élégies latines imprimées avec ses Baisers, l'an 1560, ou environ." [...]

Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est de voir le savant La Monnoye dans son commentaire sur la Bibliothèque de Lacroix autoriser cette erreur en la reproduisant.

"C'est quelque chose d'assez singulier, dit-il, qu'au commencement du seizième siècle il se soit trouvé deux Dames, savoir Anne de Graville (Anne, fille de Jacques de Graville, amiral de France, et femme de Pierre de Balzac d'Entragues. Son poème, resté manuscrit, comme celui de Jeanne de La Font avait été composé à la demande de la reine Claude, femme de François Ier.) à Paris et Jeanne de La Fontaine à Bourges, qui instruites toutes deux à la poésie, aient en même temps, quoiqu'à l'insçu et éloignées l'une de l'autre, (qu'en savait-il ?) mis en vers françois la Théseïde de Bocace." [...]

Ainsi à vingt-huit ans, Thiboust épousait une jeune fille, qui, à la beauté et à la fortune, unissait non seulement l'esprit naturel mais encore les avantages de l'éducation la plus soignée qu'une femme pût recevoir à cette époque ; celle-là même que ses contemporains ont signalé comme une muse et ses amis pleurée comme une Grâce. C'est donc sous ce double aspect qu'il faut pour être juste chercher à apprécier cette femme distinguée. Malheureusement, dans l'un comme dans l'autre sens, nous ne pouvons plus en juger que par ouï dire, car le temps, qui nous a ravi cette "rose du Berry," pour nous servir de l'expression du poète, a fait disparaître aussi ses oeuvres.

Comme femme nous aimons à croire qu'elle réunit toutes les qualités que lui prête son poétique admirateur, et que l'épitaphe qu'il lui consacra ne ment pas en nous la représentant comme une dame accomplie de tous points. Elle était belle, s'il faut l'en croire, de toutes les beautés, car elle avait la distinction et la grâce jointe à la régularité des traits. Je soupçonne, faut-il le dire ? notre enthousiaste et inflammable Hollandais d'avoir éprouvé la fascination de deux beaux yeux. Mais, il y a tout lieu de croire, qu'il ne dépassa jamais avec elle les bornes de cette galanterie discrète, qui de bonne heure a fait une des principales distinctions et l'un des plus grands attraits de la société française. Aussi je m'inquiète plus du mérite de Jeanne de La Font comme femme d'esprit et femme aimable que comme jolie femme. Tout du moins cela la complète et finit de la faire aimer, si, comme il me semble, elle est restée simple et sans pédanterie malgré ses talents variés. Elle cultivait avec succès, nous dit-on, les arts, la danse, la musique vocale et instrumentale, faisait des vers et séduisait par une conversation entraînante, l'éloquence de son sexe.

On aime à se représenter cette gracieuse et spirituelle personne s'entourant d'un cercle d'hommes choisis parmi ceux que la province lui offrait et que les relations de son mari lui amenaient, les charmant par les délices d'une conversation délicate et sérieuse à la fois, et faisant des repas auxquels elle les conviait des banquets de la science et de la poésie. Quel plus grand charme que celui d'une société où la femme trône de par son esprit et sa beauté ? et Jacques Thiboust devait être homme d'assez de savoir vivre pour s'effacer en ces occasions derrière Jeanne de La Font. [...]

Par tout ce que je viens de dire je tends à faire comprendre quel pouvait être chez nous le rôle de Jeanne de La Font en tant que femme de lettres. Quelle fut durant sa courte existence son influence sur la poésie locale ? Je ne saurais le dire à distance, mais cette influence a dû être réelle. J'ai peine à croire qu'elle ne fut pas pour quelque chose dans la direction que prit la muse de Jean Second. Il fut être un des commensaux habituels de sa maison, il l'avait vu mourir et il parait en avoir emporté dans les brumes de son pays natal un souvenir attendri. Il ne fut pas le seul à éprouver pour cette autre Corinne ce sentiment d'admiration, les témoignages de regrets poétiques si nombreux à sa mort en font foi ; et, s'il faut les prendre comme l'expression de la vérité, elle pouvait lutter avec les poètes de son temps. Mais, moins heureux que ceux qui vécurent près d'elle, nous ne pouvons pas nous prononcer en connaissance de cause sur le mérite de ses oeuvres. Rien ne nous en reste que le titre d'un des poèmes qu'elle composa. C'est encore Jean Second qui, comme on a pu le voir, nous a conservé ce titre, répété par La Monnoye qui nous apprend que c'était une imitation de la Théseïde de Bocace.

(Scène de dédicace, extraite de La Théséide, source : codex Vindobonensis 2617, fol. 14v, Bibliothèque nationale autrichienne, domaine public, via Wikimedia Commons)
C'est aussi le titre de l'élégie que le poète latin a consacré au souvenir de celle qu'il avait connue et appréciée. Et, s'il n'y avait pas un privilège d'exagération pour les chanteurs de louanges, ce serait à se désespérer à jamais de la perte de ce chef-d'oeuvre, quand on voit les éloges qu'il lui prodigue.

Écoutons-le plutôt :

"Sappho fut autrefois la seule qui osa toucher à la lyre sacrée. La première elle mérita une gloire dont l'homme s'enorgueillit, et put prendre place entre les Muses là où coule l'onde pégaséenne. Et cependant elle n'a chanté que de légères amours, oeuvre délicate proportionnée à la faiblesse de la femme. Mais celle qui est née dans des siècles plus nouveaux, noble parmi les héroïnes de France, chante à la foix Cypris et le dieu de la guerre. Oh ! que la France te lise ! elle verra dans ton oeuvre ce que fut la puissance latine, et sous quelles ruines dorment les splendeurs de la Grèce ; elle apprendra où les traits du Dieu ailé précipitent les misérables mortels, les vicissitudes de la Fortune et l'inévitable Destin. Elle saura comment un coup rapide trancha les jours du jeune vainqueur qui, nouvellement uni à celle qu'il aimait, descendit aux sombres bords avant de l'avoir possédée, et dut céder ses droits à son ami vaincu contre lequel il avait tiré son glaive altéré de sang. - O toi, qui as su chanter tout cela si délicieusement dans la langue de ta patrie, que les bouches savantes redisent éternellement tes vers ; et, puisque la tombe t'enserre avant l'âge, et qu'il n'a pas été donné aux lauriers de ton front d'orner une chevelure moins jeune, qu'au moins l'arbre de Phébus croisse sur ton tombeau, et que Philomèle cachée dans son feuillage, en exhalant sa longue plainte sur la mort d'Itys, mêle aux regrets de son cher défunt le regret de ta mort !"

[...] On sait que les voeux du poète élégiaque sur le sort des oeuvres de Jeanne n'ont pas été exaucés, et qu'elles ne nous sont pas parvenues. Thiboust fut-il jaloux de celle qu'il pleurait au point de vouloir garder pour lui tout ce qui venait d'elle ? A-t-il pensé que sa renommée de prude femme n'avait rien à gagner à la publicité, ou fut-il seulement trop négligent de sa gloire pour essayer de la perpétuer ? Dans un cas comme dans l'autre il a eu tort à nos yeux.

En somme ce fut une bien délicate et bien modeste gloire que celle dont put s'honorer notre Jeanne, gloire qui ne dépassa pas de beaucoup le cercle de l'intimité. Faut-il s'en plaindre et s'en étonner ? Peut-être que non, car il semble que ce genre de réputation soit celui qui convienne le mieux à la douce et tendre nature de la femme. Lors même que leur renommée s'étend, c'est encore, sauf de rares exceptions, avec une sorte de pudeur qui s'écarte autant que possible de la mêlée du moment. On peut appliquer à l'épouse de Thiboust ce que Sainte-Beuve dit avec grâce de quelques femmes de lettres de nos jours : "Elles ont senti, elles ont chanté, elles ont fleuri à leur jour ; on ne les trouve que dans leur sentier et sur leur tige." Mais au moins, pour suivre la comparaison de l'ingénieux critique, celles-là on les trouve et nos neveux les trouveront aussi et pourront comme nous apprécier les parfums de ces riches et suaves floraisons poétiques. Mais avec Jeanne nous n'avons pas cette ressource : la tige sur laquelle a fleuri la muse berrichonne a été arrachée, et de la fleur dispersée aux vents, pas un pétale ne nous est arrivé, même pâle et fané. Tout ce qu'il est permis de supposer sur son talent, c'est que, née au moment où l'influence italienne devenait prépondérante, familiarisée sans doute avec la langue du beau pays "où résonne le si" et dont la connaissance entrait alors dans la belle éducation, elle a pu marier la grâce et la morbidesse à la naïveté gauloise.

Jeanne mourut au bout de onze ans de mariage et à la suite d'une courte maladie au mois d'août 1532. Elle fut ensevelie dans l'église de Quantilly, où son mari lui fit élever une tombe qu'il vint partager avec elle. Mariée en 1521, alors qu'elle avait à peu près dix-neuf ans, Jeanne à sa mort atteignait la trentaine, c'est-à-dire la seconde jeunesse de la femme.

Celui qui, après avoir chanté son talent poétique, lui avait consacré l'épitaphe dont nous avons donné plus haut la traduction, Jean Second fit entendre sur cette mort un chant funèbre, dernière expression des sentiments qu'elle lui inspira. C'est celui qu'on trouve sous le n°10 pari ses Funera; où il précède son épitaphe avec le titre suivant :

IN OBITUM JOANNAE FONTANAE BITURICENSIS, MATRONAE CLARISSIMAE NAENIA.

C'est la morte qui est censée parler, et voici en quels termes elle s'exprime :

"Vous, que nourrit une terre bienfaisante, et parmi lesquels naguère encore je comptais, lisez ceci que, muettes cendres, nous vous faisons dire par une bouche étrangère, et apprenez à mourir une fois suivant la loi de ce monde. Beauté, fortune, jeunesse, ne vous fiez à rien. J'avais tout cela pour triompher, et j'ai succombé. Que par vos soins des cires pesantes entourent la longueur du temple, que vous sacrifiiez de nombreuses victimes, que vous fassiez brûler fréquemment l'encens sur les autels ; que les Dieux vous aient pourvus de mille talents ; qu'ils vous aient doués d'une éloquence capable de fléchir Pluton lui-même ; n'espérez pas tromper pourtant les déesses filandières. Si tout cela pouvait adoucir les soeurs impitoyables, je presserais encore la terre qui me presse aujourd'hui. Je ne verrais pas inscrit sur un marbre glacé un simple nom si peu digne de mon ancienne renommée, ce nom qui ne se prononce plus qu'accompagné des larmes et des gémissements d'un époux privé d'une épouse bien-aimée ; ce nom dans lequel il puisait jadis son bonheur et sa joie, car il était pour lui puls doux que le miel de l'Hybla. Hélas ! je le vois gémir d'une plainte sans fin, se déchirant la poitrine à deux mains, les cheveux épars, vêtu d'habits de deuil et noyé dans des larmes intarrissables. O cher époux, l'arrêt des Dieux s'est accompli : il n'y a pour tout qu'un chemin qui ne au trépas. Avant toi la mort m'a ravie ; c'est la grâce que j'ai souvent implorée des Dieux. Tu pleures ma perte : réjouis-toi plutôt de voir que mes douleurs sont finies. Ma mort a été prompte : j'ai moins souffert. Je n'ai pas vu la gueule irritée du chien à triple tête ; l'Hydre n'a pas épouvanté mon regard. Ce n'est pas ici l'enceinte environnée d'une triple muraille que le rouge Phlégéton entoure de son onde embrasée. Rocs, roues, écueils, ondes qui fuient, vautours, notre séjour n'a rien de pareil. Un doux repos l'habite, et la Paix, la tête ceinte du feuillage de Pallas. D'ici nous regardons en dédain les frivoles soucis des hommes et leurs fausses joies mêlées de tant de maux. Ici je pourrais rire des vanités de mon tombeau, s'il n'était pas un monument de votre piété. Tu ne veux pas que nous pourrissions dans une urne obscure, et tu fais graver ta douleur sur un brillant sépulcre. Ces soins, qui attestent une flamme si constance, répandront mon nom dans les siècles futurs. Que les Dieux t'accordent en retour une longue vie exempte de soucis et de crainte ! que ta mort ne redouble pas le deuil de nos jeunes enfants dont toute la charge retombe aujourd'hui sur leur père ! mais, quand viendra le jour fatal qui te délivrera aussi des liens de la chair, viens joyeux parcourir avec moi les champs de l'Elysée où les eaux pures sont ombragées de lauriers."

Si Jacques Thiboust fut le mari d'une muse, situation que tout le monde n'envie pas, et qu'il ne parait pas avoir eu lieu de regretter, il atténua ce que ce poétique péché pouvait avoir de regrettable chez elle aux yeux de certaines gens en le partageant autant qu'il put. Qui sait même si ce ne fut pas lui qui communiqua la contagion du vers à sa compagne. Nous ne dirons pourtant pas qu'il fut poète véritablement, car il faut, autant que possible, conserver aux mots leur juste valeur. Mais il rima jusqu'à ses derniers jours ; et, au contraire de ce qu'il advint pour les oeuvres de Jeanne, plusieurs des pièces qu'il mit au jour nous ont été conservées, soit par la voie de l'impression, soit en manuscrit.

vendredi 22 février 2013

Pourquoi appeler son fils Bohémar ?


Du côté de mes aïeux, ce sont mes ancêtres maternels qui ont la palme de l'inventivité des prénoms. Entre Léocade, Julitte, Viâtre, Vrain, ou alors carrément des prénoms qui n'existent pas, comme Nesida ou ... Bohémar.

Nous sommes en 1776, les Etats-Unis viennent de déclarer leur indépendance, et dans le village de Nouan-le-Fuzelier (Loir-et-Cher), Jacques Mêtreau, menuisier originaire de la Vienne et Thérèse Nolin, issue d'une famille assez aisée (aubergistes, chirurgiens, syndic fabriciens...) du village ont un nouvel enfant. Tandis que les premiers ont eu des prénoms assez classiques (Jacques, Pierre, Louis, Thérèse), pour une raison mystérieuse, ils décident de lui donner un prénom qui n'existe pas :

(source : Archives Départementales du Loir-et-Cher - 4 E 161/46 - p. 15)
"L'an mil-sept-cent-soixante-seize le trois novembre a été par moi Prêtre-vicaire soussigné Baptisé un Garçon né de la veille de ce jourd'hui du légitime Mariage de jacques Maitrau et de Thérése Nolin, qui a été nommé françois-Bohemar, et a eu pour Parein françois-Philippe Mauduison qui a signé avec nous et pour Mareine Marie-scholastique Gandois qui a déclarée ne le savoir de ce requise."
Les parrains sont oncle et tante de l'enfant, et aucun ne porte ce prénom (on attribuait traditionnellement le nom des parrains et marraine à l'enfant autrefois). En supposant que son prénom de François vienne de François Philippe, son oncle, d'où vient celui de Bohémar ?

jeudi 21 février 2013

Julien le Bourcier, mort loin de chez lui.


Il est de tradition chez les le Bourcier d'être tailleur d'habits et de s'appeler Julien. Julien le Bourcier ne fait pas exception. Celui dont nous allons parler est d'ailleurs le premier à exercer ce métier puisque son père (Julien) est sabotier.

(source : Armorial Général de France - Volume 34 - Tours 2ème partie - p. 1156)
Je savais donc que ce Julien, tailleur d'habits, était décédé à Saint-Antoine-du-Rocher, dans l'Indre-et-Loire, alors qu'il avait vécu toute sa vie à Marigné-Laillé, dans la Sarthe. C'était du moins ce qui était indiqué sur l'acte de mariage de son fils, Julien, tailleur d'habits, lui aussi. Vous suivez encore ?

J'ai donc demandé l'acte à l'association Le Fil d'Ariane. Je viens de le recevoir aujourd'hui, et il est pour le moins surprenant.

(source : Archives Départementales de l'Indre-et-Loire)
"Aujourd'huy neuf frimaire an treize, Par devant nous Maire de cette Commune officier public de l'état Civil, S'est presenté Monsieur Cezar Barré, juge de paix de ce canton de Neuillé-Pont pierre, qui nous a declaré que le jour d'hier, il a dans cette Commune, Auprès Du lieu de la Maillotiere, Constaté l'état d'un cadavre trouvé mort, et à luy inconnu, suivant l'extrait du procès Verbal qu'il en a dressé ; et dont l'original a été remis au Magistrat De Sureté Du tribunal du premier arrondissement de ce departement, et qu'il nous a representé, pour demeurer cy joint, et lequel Cadavre Suivant les renseignements qu'il a trouvé Sur luy, il croit être celuy du nommé julien le Boursier pere, De la Commune de Marigné, canton D'écomoy, Departement de la Sarthe, lequel a été inhumé ce jourd'huy par le ministre du Culte de cette commune, sur l'avertissement qu'il en a donné au dit ministre ; laquelle declaration avons reçuë pour servir et valoir ce que de raison.
Barré       Le Maire de St Antoine off. Le Roux ./."
Julien le Bourcier est déjà âgé de 72 ans l'an XIII. Son petit-fils, Julien, tailleur d'habits lui aussi, sera tiré au sort quelques mois plus tard pour partir dans la Grande Armée (où il recevra la médaille de Sainte-Hélène à la suite des campagnes). Pourquoi avoir parcouru une distance de neuf heures de route environ (pour l'époque) à son âge ?

A : Marigné-Laillé / B : Saint-Antoine-du-Rocher (source : Google Maps)
Etait-il parti vendre un costume ou du tissu jusque là-bas ou rendre visite à une connaissance ? Est-il mort d'une crise cardiaque, de vieillesse, de fatigue ou attaqué par un bandit de grand chemin ? La Maillotière, d'après Google Maps, est une ferme isolée au beau milieu des champs. Il serait donc mort sur le bord d'un chemin ou d'un champ, où César Barré aurait trouvé son "cadavre trouvé mort". A l'occasion, il faudra que je consulte les archives judiciaires de l'Indre-et-Loire pour avoir le procès verbal de ce décès. J'aurais sans doute plus de renseignements sur la façon dont le pauvre Julien le Bourcier fut trouvé mort, loin de chez lui.

mardi 19 février 2013

Un mariage et quatre enterrements


Comme je le dis souvent, s'il est un Saint-Graal en généalogie, c'est l'acte de mariage. Très souvent, il fait mention des parents et du lieu d'origine d'un des deux mariés lorsqu'il vient d'un autre village. Mais là où l'acte de mariage nous donne envie de maudire nos braves curés d'antan, c'est dans le cas de veuvage. En effet, lorsqu'un veuf ou une veuve se mari, il n'est fait mention que de son dernier conjoint, mais plus de ses parents, ayant probablement été émancipé de leur consentement par son précédent mariage. C'est le cas de Marguerite Robin pour qui j'ai dû remonter les trois mariages avant de retrouver ses parents dans un autre département :

(source : arbre familial sur Geneanet)
Hier, j'ai retrouvé grâce à Bigenet (une grosse banque de données malheureusement payante), l'acte de mariage de François Gaignepin avec Françoise Mazuré à Chaon (Loir-et-Cher) avec un détail intéressant sur l'acte :

(source : Archives Départementales du Loir-et-Cher - 4 E 036/9 - p. 12)
"... Je Pretre et curé de cette Paroisse soussigné ai pris le mutuel consentement de françois Gaignepin veuf en premieres noces de françoise Dagoret en secondes de Marianne Venet et en troisiemes de Magdelaine Chaillou et de françoise Mazuré veufve de françois Marchand tous deux de cette Paroisse ..."
C'est la première fois que je trouve la mention des tous les veuvages d'une personne sur le même acte. Je descends donc du quatrième mariage de François Gaignepin. Voilà qui facilitera mes recherches quand les archives du Loir-et-Cher feront figurer les registres antérieurs à 1737 sur leur site en 2013 ... Ah, on est en 2013 ? Soyons patients.

dimanche 17 février 2013

La famille Jaupitre, échevins de Bourges


Encore une fois, les laboureurs m'ont amené aux procureurs, et même au delà, comme nous allons le voir (ou de l'importance de remonter aussi nos branches d'humbles paysans). Je cherchais à Chambon, l'acte de baptême de Marie Baugy, femme de Nicolas Soulat, laboureur à Saint-Baudel. Pour aller un peu plus vite, j'ai utilisé le Site Généalogique de la famille de Lucie qui comporte de nombreux relevés d'actes du Cher. Je vais dans les B quand le nom de Buret apparaît. Comme mes lecteurs assidus s'en souviennent, je suis toujours à l'affut du mariage Buret-Jaupitre. Le fait que Catherine Jaupitre ait été marraine de la cloche de Chambon et le fait que le nom Buret se trouve à Chambon ne font qu'un et je tombe vite sur le Saint-Graal, l'acte jamais trouvé auparavant :

(source : Archives Départementales du Cher - EDEPOT2171 - p. 122)
"Mr Pierre Buret procureur fils de deffunt Msr. Jean baptiste Buret procur. fiscal de chateauneuf et de dame Jeanne Davril sa femme, ses pere et mere, de la parr. de chateauneuf sur cher pour luy d'une part et damoiselle catherine jaupitre fille des feus pierre jaupitre marchant et de Jeanne gallot sa fe. aussy ses pere et mere de la parr. et ville d'aubigny sur nerre pour elle d'autre part furent mariez le neufiesme du mois de febvrier mil sept cent-trente par moy curé de chambon soussigné presence de Mess.re pierre Girault prieur de valnay, Mess.re charle coulon prieur d'yneüi, Dame jeanne davril mère, soeur Marie bernard de la providence,    charpentier,   beaucheron,     davril,     buret,      ,    davril et autres qui ne savent signer enquis excepté Les soussignez, suivant La permission de Monsr Le curé de chateauneuf en datte du septiesme feb.r present, mois signé cousin, et vû Le certificat de Monr. Le curé d'aubigny en dattes du troisiesme feb.re aussy present mois signé esterlin. Led. mariage celebré aprës Les trois publications de bans faites dans les eglises de chateauneuf-sur-cher et d'aubigny sur nerre sans opposition et apres Les fiançailles faites par moy et en ma presence dans leglise de chambon suivant La susd. permission de Mond. sr. Le cure de chateauneuf et enfin apres la reception par les susd. parties des saints sacrements de penitence et eucharistie en foy de tout ce que dessus J'ay signé le present acte fait Lesd. jour et an ce que dessus par moy."
Première constatation, l'acte n'est pas habituel. On rencontre souvent des "l'an mil sept cent trente, le sept de février, après la publication des trois bans fait en l'église de ...". Cet acte commence dont par le nom du marié. Deuxième fait étonnant, le mariage n'a lieu ni dans la commune du marié, ni dans celle de la mariée. Il va falloir que je recherche s'il n'y a pas une branche de ces deux familles qui vit à Chambon car je ne vois pas la nécessité de se marier ici plutôt qu'à Châteauneuf où vivent les Buret.

(source : Google Maps)
Autre fait assez rare pour l'époque, la mariée vient d'un village situé à 82 kilomètres de celui de son mari, soit environ quinze heures de route à cheval pour aller se marier. Je me suis donc demandé comment la fille d'un marchand d'Aubigny-sur-Nère et un procureur de Châteauneuf avaient pu se rencontrer.

Comme j'aime bien chercher les étymologies des noms de familles et que je vois sur l'acte que Catherine sait parfaitement bien écrire et signe Jaupitre et non Joupitre, je tape ce nom sur Google. Je tombe vite sur un livre intitulé "Histoire du Berry" par Gaspard Thaumas de la Thaumassière.

(source : Google Books)
Ce nom de Gaspard Thaumas de la Thaumassière associé à ces titres me disent vraiment quelque chose. Quelques clics dans mon arbre généalogique et je retrouve ceci :

(source : Archives Départementales du Cher - 3E465 - p. 247)
"Aujourdhuy quatorzieme de fevrier mil six cent soixante et neuf à esté baptisee Anne fille de Mr Paul Davril Lieutenant de la justice d'hauterive et de dame marie Badin son espouse, à este parrein Gaspard Thaumas de la Thaumassiere escuyer sr de Puyferrand avocat en parlement, et mareine Dame Anne de Beauvoir espouse de Mr francois Rossignol"
Blason de Gaspard Thaumas de la Thaumassière (source : jacques63 sur FranceGenWeb)

Pour ceux qui suivent, Anne Davril est donc la soeur de Jeanne Davril, mère de notre marié ci-dessus. Récapitulons :

  • j'ai un acte de mariage à Chambon.
  • j'ai un livre de Gaspard Thaumas de la Thaumassière parlant d'une famille homonyme à celle de la mariée.
  • ce même Gaspard est parrain de la soeur de la mère du marié et donc ami de la famille Davril.
Il y a donc un faisceau de concordances qui me porte à croire que l'auteur parle bien de la famille qui m'intéresse, Jaupitre étant un nom peu courant dans le Berry (ou ailleurs). Que dit ce livre au sujet des Jaupitre ?

(source : Google Books)
Nous avons donc une famille Jaupitre originaire de Bourges, dont les membres sont échevins de Bourges et conservateurs des privilèges royaux de l'université de la même ville. Il est encore trop tôt pour en tirer des conclusions, mais je me dis alors que notre Pierre Buret a dû aller faire des études de droit à l'université pour devenir procureur. L'université la plus proche se situe à Bourges. Et il se trouve que c'est une famille Jaupitre qui en a la charge. Voici une nouvelle théorie d'une rencontre. Il faut donc que je vérifie le lien entre ma Catherine Jaupitre et cette famille noble Jaupitre qui compte également beaucoup de Catherine. Quelques clics sur des arbres de Geneanet me permettent de confirmer (car j'en trouve plusieurs disant la même chose) qu'elle descend du premier degré de cette généalogie de la Thaumassière par Pierre Jaupitre, seigneur du Poiriou.

Passionné d'héraldique et voyant que l'Histoire du Berry fournit un blasonnement (d'azur, au coq hardi, membré, becqué, crêté et couronné d'or, élevé sur une terrasse de sinople) pour la famille Jaupitre, je me rends vers mon livre de référence numérisé sur Gallica : l'Armorial Général de France. Je trouve trois blasons pour la famille Jaupitre en 1696.

(source : Armorial Général de France - Tome 5 - Bourges - p. 19)
Une première Catherine Jaupitre qui aurait bien des armes correspondant à la description, mais le coq n'est pas couronné.

(source : Armorial Général de France - Tome 5 - Bourges - p. 269)
Un Etienne Jaupitre pour qui le coq n'est pas "hardi" (c'est-à-dire levant la pate droite) et non posé sur une terrasse, mais couronné.

(source : Armorial Général de France - Tome 5 - Bourges - p. 317)
Et enfin, mon ancêtre, Pierre Jaupitre, dont le blason correspond parfaitement à la description de la Thaumassière à ceci près que celui-ci est becqué et crêté de gueules.

Voici ma théorie pour les origines de ces armes : les Jaupitre viennent originellement de Champagne (et plus avant de Flandre) et ont émigré dans le Berry vers 1400. Je ne sais pas pourquoi ils ont un coq sur le blason, mais la couronne peut évoquer leur charge d'échevins de la ville de Bourges, et la terrasse, le fait qu'ils soient immigrés à l'origine, mais enracinés dans leur nouvelle terre d'élection.

Voici une photo de l'Hôtel des Echevins de Bourges dans lequel vivaient donc mes ancêtres au XVIème siècle :

(source : Julien Descloux, licence CC-BY-SA-3.0, via Wikimedia Commons)
Voici donc les découvertes que l'on peut faire en une soirée grâce à la numérisation de livres anciens par Google Books ou Gallica, la générosité des généalogistes partageant leurs arbres sur Geneanet, les contributeurs de Wikipédia qui est une mine d'informations, une bonne nuit blanche, et l'aide de ma mère au téléphone qui m'aida à trouver le livre de l'Histoire du Berry. Je vais donc pouvoir faire des recherches sur cette famille sur laquelle un grand nombre de publications semble avoir été écrit. Je vais aussi pouvoir remonter (du moins tenter) toutes les branches maternelles, ce que personne ne prend jamais la peine de faire. Mais je ne vais pas bouleverser ma remontée génération par génération pour autant. Simplement, quand viendra à chaque fois le tour des Jaupitre, je repenserai à cette soirée où j'ai fait ces découvertes. Et je pense à mon grand-père, qui aurait été bien heureux d'apprendre que ses ancêtres remontent aux échevins de Bourges de l'an 1400. Pour finir, un modeste essai de réaliser les armes des Jaupitre :

(source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)

mercredi 13 février 2013

Catherine Jaupitre est marraine d'une cloche


Ce matin, alors que je recherchais les enfants de Denis Lageline, laboureur, et Marie Descloux dans le petit village de Chambon (Cher), je suis tombé sur un acte particulier comme je les affectionne : un baptême de cloche. J'ai d'ailleurs pour habitude de recenser ces actes originaux dans la rubrique Actes de mon site familial. Je m'amuse à retranscrire cet acte, quand soudain, je réalise que s'y trouve une de mes ancêtres de Châteauneuf-sur-Cher ! J'adore ce genre de hasards ! Jamais je n'aurais pu penser que Catherine Jaupitre se retrouve dans les registres de Chambon (je n'ai d'ailleurs jamais trouvé l'acte de mariage avec son mari à Châteauneuf, se sont-ils mariés à Chambon ?). Voici l'acte en question :

(source : Archives Départementales du Cher - EDEPOT 2171 p. 139)
Aujourdhuy trezieme novemb. mil sept cent trente six la plus grosse cloche de chambon pesante deux cent dix livres cassée et refondüe fut benite par moy soussigné curé dud. chambon et nomméé pierre. Son parrein fut Messire Pierre Girault pretre prieur de Valnay et catherine Jaupitre femme de Pierre Buret procur. à chateauneuf sa marreine qui s'estant trouvéé à la benediction fut priéé et voulu bien etre marreine au refus et en la place D'anne Gillet fe. d'un gros richard de dunleroy nommé terrasse qui ne voulut pas que sad. fe. s'y trouvat quoy que leurs noms eussent eté imprimez auparavant sur laditte cloche.
Premièrement, si vous descendez du couple Anne Gillet et Richard Terrasse, sachez que ce dernier était "gros" et assez caractériel pour refuser que sa femme soit la marraine (étrange mention du curé, non ?). Ensuite, imaginons un gris mois de novembre dans le Berry. Pierre Buret, tout en rubans, chapeau et collants d'époque Louis XV est sorti avec sa femme, poudrée et en robe à faux-cul pour aller assister à l'attraction locale, une bénédiction de cloche.

(Modes Parisiennes, lithographie d'Hippolyte Pauquet, source : Le Voyage en Papier de Marc Dechow)

Le prêtre est bien gêné car la marraine n'est pas là et on lui dit que son mari lui a interdit de venir. Ils ont dû se disputer la veille. Il est assez en colère car son nom est inscrit sur la dite cloche (ce qui vaut s'en doute la mention de "gros" à son mari). Il regarde au milieu de la foule de pieux paysans venus assister à la cérémonie. Là-bas, ce couple de notables fera bien l'affaire pour assister le curé de Vallenay. Il va demandé à Maître Buret, le procureur du bailliage du marquisat de Châteauneuf qui accepte que sa femme soit la marraine.

(Eglise Saint-Pierre de Chambon, source : Julien Descloux, licence CC-BY-SA-3.0, via Wikimedia Commons)
Félicitation à ma branche maternelle, donc, pour avoir la première ancêtre marraine d'une cloche ! On ne le dira jamais assez, c'est en explorant les registres qu'on trouve les plus belles surprises...

mardi 12 février 2013

Perdre ses enfants à 23 ans


Autrefois et jusqu'à un temps pas si lointain, la mortalité infantile était monnaie courante dans les familles et pratiquement chaque mère avait perdu un enfant. Ce fut le cas de ma grand-mère qui perdit un fils très jeune. Ou de mon arrière grand-mère qui perdit sa fille Jeanne morte à l'âge de deux ans. Plus j'ai remonté le temps, plus j'ai rencontré des fratries complètement décimées dont il ne restait qu'un survivant : notre ancêtre. C'est dans ces moments là qu'on se dit que notre existence ne tient qu'à un fil.

Je cherchais ce matin la descendance de Jean Rouet, vigneron à Déols (Indre) et de Marie Ferré son épouse. Marie s'est mariée très jeune : elle avait 16 ans, son mari avait 29 ans. Il aura la décence d'attendre qu'elle ait 20 ans avant d'avoir des enfants avec elle. Tout commence bien avec une Marie, née en 1754, puis une Anne née en 1755. Puis, ce sont le tour de deux jumelles : Marie et Jeanne.

J'ai malheureusement eu le réflexe de tourner la page d'après du registre que je consultais, sachant qu'au moins un des deux jumeaux avait coutume de mourir à l'époque où l'on n'avait pas de couveuse, les jumeaux naissant souvent prématurément. Nous sommes en 1757. Pendant qu'à Paris, Damiens vient d'échouer dans sa tentative d'assassinat du roi Louis XV, voici ce qui se passe dans un petit village de l'Indre :

(source : Archives Départementales de l'Indre - 3 E 063/003 p. 105)
"L'an mil sept cent cinquante sept Le neuf de Janvier ont ete inhumees dans Le cimitiere de cette paroisse par moi ptre soussigné deux enfants Jumeaux decédés d'hier en cette paroisse Jeanne rouet et marie Rouet filles de Jean rouet vigneron et de Marie Ferrét Son Epouse ont eté presens au Convoi Marie Labrette et francois Collin Lesquels ont Declarés ne Scavoir signer de ce enquis"
Un acte comme on en trouve beaucoup dans nos registres. Sauf que j'ai réalisé que la pauvre Marie Ferré avait seulement 23 ans et qu'elle venait de perdre deux enfants d'un coup. Comment ces femmes tenaient psychologiquement en ayant enfant sur enfant avec souvent plus de la moitié qui mourait en bas âge ?

La même année, Marie perdra également ses deux premières filles, Marie âgée de trois ans et Anne âgée d'un an et demi. Si jeune et déjà en deuil, passant de quatre enfants à aucun en une seule année. Aujourd'hui, j'ai une petite pensée pour Marie Ferré, née le 8 janvier 1734 à Déols.

Mais cette histoire de s'arrête pas là. Il faudra plus de deux ans à Marie avant d'envisager d'avoir à nouveau des enfants. Et comme souvent après un deuil, elle va vouloir protéger le nouveau né avec un double prénom, le premier pour le diable et le second pour Dieu. Voici l'acte de naissance de ce bébé providentiel :

(source : Archives Départementales de l'Indre - 3 E 063/003 p. 186)
L'an Mil sep cens soixante le vingt deuxieme de octobre a eté Baptisé par moi Curé soussigné, Etienne Leocade né de ce jour fils de Jean Rouet vigneron dem. fauxbourg de cette ville et de Marie ferré son epouse. Le parrain a eté Etienne Damourette fils de Pierre Damourette marchand drapier, et de feüe Anne Rouet ; La mareinne Anne Soing fille de vincent Soing marchand, et de feüe marie flisseau tous de cette paroisse, qui ont signé avec moi le pere absent
Estienne D'amourette Anne Soing Renaudin Rene fardeau
marie augoy Bourdesol Curé de Deols
On voit une différence avec le précédent acte. De nombreuses personnes qui savent toutes signer sont présentes, les parrains et marraines sont fils de marchands, niveau social légèrement supérieur ce qui peut faire espérer aux parents une meilleure situation pour leur enfant. Enfin, ce nom de Léocade. En faisant quelques recherches sur internet, j'ai vite trouvé que Saint Léocade est enterré dans l'église Saint-Etienne de Déols.

(source : Patrimoine Culturel Français)
J'imagine tout à fait Marie Ferré aller prier dans la crypte le saint local pour lui garantir que ce bébé-ci survivrait. Ses prières auront été à demi exaucées : Etienne Léocade (faisant partie des prénoms insolites de mon ascendance maternelle aux côtés de Nesida, Julitte ou Climaque) mourra à l'âge de 21 ans.